« Là-haut, vous allez ramasser… »

L’UTMB « inside », acte 2. Cette fois avec Benoît, finisher lui-aussi de l’épreuve reine, plus de quatorze heures après l’arrivée victorieuse de François d’Haene. Récit au long cours.

Des bras qui se lèvent. Après un peu moins de 34 heures d’effort.

 

– « Vous comptez mettre votre sur-pantalon à la sortie du ravitaillement ? »
– « Non, pas forcément. »
– « C’est une obligation. Là-haut, vous allez ramasser… »
Les rubalises, censées montrer la voie et pallier un (possible) manque de lucidité, claquent au vent. Dehors, il pleut des cordes. Bienvenue à Arnouvaz (km 95,3). Italie. A l’intérieur, certains piquent du nez, s’emmêlent les pinceaux, balbutient. La nuit blanche a fait son effet, Les visages sont marqués, rougis par l’effort et le froid. Dans un coin, au bout d’un banc qui fait office de matelas, un Japonais s’endort. Dix-huit heures d’effort. « Et cette neige, putain ! »

– « Là-haut, vous allez ramasser… »
Petit sourire intérieur. « Ah bah tiens, c’est vrai qu’on a été gâtés jusqu’ici ! » Un coup d’oeil sur le portable. Zéro réseau. A la même heure, la veille, les cartes s’éparpillaient sur la table basse du salon. Ou l’art de tuer le temps et d’évacuer une excitation certaine à l’approche du grand départ, non sans rafraîchir la page du suivi-live de la CCC toutes les quinze secondes. Et ce, après avoir peaufiné les derniers détails, de la fixation du dossard – le 1623 – à l’inventaire du matériel obligatoire, maintes fois pesé et sous-pesé.

« J’y suis. Nous y sommes. Un privilège. Assurément »

– « Là-haut, vous allez ramasser… »
Dans la fameuse liste du matériel obligatoire, le fameux « sur-pantalon », acheté en 2014, avant le Grand Raid des Pyrénées et finalement étrenné dans l’ascension du col du Bonhomme (km 43,3), une fois la barre des 2 000 mètres d’altitude franchie, symbole d’un UTMB qualifié de « dantesque » par beaucoup. « Dantesque » et assurément magique.

Il est 12h39 à Arnouvaz. Il est 12h39 à Chamonix également. Et Guillaume et Benjamin en ont fini de leur périple. Ils étaient ici-même, en Italie, quelques heures plus tôt. Pour eux, la sacro-sainte veste de finisher n’est plus une illusion. Elle leur appartient. Ce n’est qu’après « avoir ramassé » – le bénévole avait donc raison ! -, balayé par des rafales de vent et fouetté par la neige au sommet du Grand Col Ferret (km 99,8), que je l’apprendrai. Soulagé. « Et bim ! 1+2, qui font 3 ! », après la gestion sans faille de Fab’ sur l’OCC, en dépit d’une pluie battante. Preuve d’une édition pas comme les autres… Pas comme les autres, vraiment ? Oui. Mille fois oui. Et pourquoi ? J’y suis. Nous y sommes. Un privilège. Assurément.

– « Là-haut, vous allez ramasser... »
A dire vrai, inutile d’être devin pour s’en douter. Les jours d’avant, nous redoutions le pire. Le pire ? Que l’UTMB emprunte un parcours de repli, en raison des conditions météorologiques « dégueulasses » (pardonnez l’expression), que l’on ne puisse faire le tour du gros caillou… Un doute levé, via un SMS de l’organisation, le vendredi midi,
quelques minutes avant d’effectuer un premier tour de cartes. Seules les ascensions des Pyramides Calcaires et de Tête aux Vents seront « sacrifiées ». Départ retardé de trente minutes. On se contentera donc de 166,9 km et 9 650 m de dénivelé positif…

« Faudrait peut-être arrêter d’avaler des Snickers »

– « Là-haut, vous allez ramasser… »
A Arnouvaz (km 95,3), les gestes sont plus lents, un peu, l’envie décuplée, malgré tout. Petit check-up : « mental : OK » ; « appareil digestif : OK » ; « note pour plus tard : mec, faudrait peut-être arrêter d’avaler des Snickers ! » ; « genoux : OK » ; « chevilles : OK ». « Eh bien alors, qu’est-ce que tu fous ? Repars ! » Les rubalises claquent toujours au vent. Et cette pluie, qui vous cingle le visage. Pour autant, il me prend une envie soudaine de sourire, de chialer presque, là, au milieu de nulle part, en dépit de ces nuages bas qui vous bouchent la vue.

Remarque (possible) du lecteur : « c’est à ce moment-là qu’il va nous bassiner avec cette sensation de bien-être, d’épanouissement personnel, dans un décor surréaliste ? »
Allez, on zappe.

« T’es pas arrivé, mec ! Arrête de t’enflammer ! ». Il n’empêche, déjà 95,3 bornes au compteur, 5 766 m de dénivelé positif et un paquet d’émotions depuis cette traversée folle de Chamonix (km 0), après avoir longuement patienté le cul par terre, à profiter de ce fameux… privilège d’être de la fête. Un instant partagé. A mes côtés, alors, Mickaël. Notre pacte initial : vivre l’aventure à deux tant qu’on le peut.

« La cul par terre, à profiter de ce fameux… privilège d’être de la fête »

– « Là-haut, vous allez ramasser… »
Ils nous ont dit pareil aux Contamines (km 31,7), après un changement de tenue express sous l’œil averti de Jean-Marie, au sein d’une tente réservée à l’assistance.

Remarque (possible) du lecteur : « c’est à ce moment-là qu’il va remercier tous les suiveurs, ce qui serait plutôt inspiré ? »
Non, c’est déjà fait, à tout le moins je pense, même si certains méritent encore quelques tournées de bière(s)… Où en étions-nous ?

Ils nous ont dit pareil aux Contamines (km 31,7, toujours), avant d’entamer la longue procession vers le col du Bonhomme. Ils nous ont dit pareil aux Chapieux (km 50,2), après un contrôle inopiné du matériel obligatoire. Ils savaient, c’est sûr. Oui, ils savaient que le col de la Seigne (km 60,7) s’enveloppait d’un « joli » manteau neigeux sous des températures glaciales. Et ils n’avaient pas menti… D’un coup, les échanges – « alors, le taf, ça roule ? » ; « la Diagonale des fous l’année prochaine, ça va le faire ? » ; « il a géré le Fab’, hier » ; « ça va jusqu’ici ? » ; « ce départ, c’était quand même incroyable, hein ? » – ont cessé. Seul le bruit des bâtons sur les pierres a perduré. Et là, oui, on a ramassé, avant de basculer en Italie. En solo. En quoi ? Regard dans le rétro. Petit doute. « Il est où Micka ? » Arrêt sur le bas-côté.
Une minute, deux minutes, trois minutes. Rien. Quatre minutes, cinq minutes. Toujours rien.

Fin de l’aventure à deux

– « Là-haut, vous allez ramasser… »
C’est déjà fait, merci ! « Il aurait vu la tête de Micka au Lac Combal, il aurait pu ajouter un encore d’usage… » Sorti de nulle part, il s’est mis à bafouiller, frigorifié. Direction l’infirmerie. Hypothermie. Fin de l’aventure à deux. Kilomètre 65.

Remarque (possible) du lecteur : « et alors, Micka, il a bâché ? »
Et puis quoi encore ? Un repas chaud, des vêtements secs et un petit rayon de soleil l’ont retapé. T’es un bonhomme ou tu ne l’es pas (smiley avec un bras tout musclé).

Peu après le Lac Combal, après avoir quitté Mickaël. Le jour se lève…

Retour à Arnouvaz (km 95,3). Dix-huit heures d’effort. Et la météo d’été, qui s’était installée sur la vallée de Courmayeur (km 78,1), n’est plus. Déjà. Tant pis. C’était écrit. De l’autre côté, via le Grand Col Ferret et son passage au-delà des 2 500 mètres d’altitude, la Suisse, le chemin du retour surtout. Zéro réseau. Aucune idée du classement provisoire. Qu’importe, c’est anecdotique. Il est 12h39. Et alors ? Bah rien, j’ai juste 1h02 d’avance sur mon plan de course, censé me faire franchir la ligne 2 220 minutes après avoir quitté Cham’ (ça fait 37 heures, pour ceux qui auraient du mal avec les chiffres…). Ceci explique peut-être ce sourire, en dépit des conditions. Ça file. La pente est raide. On n’y voit rien. Et on ne verra pas grand-chose jusqu’au bout, si ce n’est le fond de vallée. Ça me fait marrer. « T’as rien d’autre à faire que d’avancer, mec ! Alors avance ! » L’Iphone vibre. Une fois, deux fois, trois fois. Et plus encore. Réseau récupéré. On est en Suisse. Ça caille. Impossible d’enlever les gants. Les SMS attendront. 20 kilomètres de descente. La Fouly (km 109,2). Praz de Fort (km 117,1). Du bitume. « Tiens, tiens, t’as bien fait de faire une partie de ta prépa’ sur route… »

Remarque (possible) du lecteur : « il parle vraiment tout seul quand il court ? »
Euh… Bah, oui ! Parfois, je chante aussi…

A Champex, où Jérémy et Maxime auraient dû être là… « Vous êtes où les mecs ? » « Je vais être obligé de faire un selfie ! »

Devant moi, un duo d’Allemands, à 300 mètres à peine. Derrière, personne. Les écarts se créent. Champex (km 122,8). Assistance autorisée. Jérém’ et Max’ sont là. Mais où ? Avant le ravitaillement ? Rien. Au fond du chapiteau ? Toujours rien. A la sortie ? Encore rien.
– « Vous en êtes où les mecs ? »
– « On est sur la route. Et toi ? »
– « A Champex ! Et vous ? »
– « Ah… Tu comptes y rester combien de temps ? »
– « 20 minutes, tout au plus. »
– « On n’arrivera jamais avant que tu repartes, mille excuses. »
– « Aucun problème ! »
Un pareil contretemps, les jours, voire les semaines d’avant, et j’aurais été agacé – on appelle ça le stress de la compétition, il paraît (smiley avec un clin d’œil). Pas là. Je me surprends moi-même, remplis mes flasques, file me chercher une assiette de riz, non sans oublier de prendre un Snickers au passage (« hey, t’as encore oublié qu’il fallait ralentir sur les barres chocolatées ! »). Nouveau check-up : « mental : OK » ; « appareil digestif : OK » ; « genoux : OK » ; « chevilles : OK ». « Classement : … » Il est peut-etre temps de s’y intéresser. « Histoire de voir, quoi. » 23h09’50 de course, 395e. « Eh bien, ce n’est pas tout mal tout ça ! »

Des comptes d’apothicaire

SMS de Guillaume : « On se repose un peu et on vient te voir à Trient (km 138,9). En tout cas, continue comme ça, c’est top ! (smiley avec deux pintes de bière) ».

Remarque (possible) du lecteur : « il pense vraiment à boire une bière à cet instant précis ? »
Moi, non. Sincèrement. Guillaume, Benjamin et Fab’, oui. Forcément. C’est qu’ils sont finishers, les amis !

Trient. Il ne restera alors plus que deux ascensions. Deux petites « grimpettes » avant Chamonix (km 166,9). « Ça sent la quille… » Ou l’art de se rassurer comme on peut alors qu’il reste l’équivalent d’un marathon et 2 800 mètres de dénivelé positif. Avancer, coûte que coûte. Courir, quand le terrain le permet. Glisser, le plus souvent. Et serrer les dents. Premières douleurs. Logique. Il fait désormais nuit noire. Et des comptes d’apothicaire me font passer le temps. « Sachant qu’il me reste 40 kilomètres, qu’il est 18h10, à quelle allure dois-je avancer pour passer sous la barre des 35h, soit avant 5h30 du mat’, ce qui est désormais mon objectif ? » « Euh… » Manque de lucidité. « Tu t’en fous, avance ! » Les sentiers se sont transformés en champ de boue, des petits groupes de frontales se forment, Trient (km 138,9) et ses lumières sont à deux pas.
– « Allez Ben ! C’est bien… »
Je plisse les yeux, écarte quelque peu mon spot. Jérém’ et Max’ sont là, Nicole et Jocelyne également, malgré leur précédente nuit blanche. Guillaume et Benjamin aussi, le pas lourd et les traits tirés. Voilà pour la bonne nouvelle, après 60 bornes sans voir un visage familier. Et pour la mauvaise ?
– « T’es au col de la Forclaz. Il te reste encore 20 minutes de descente avant Trient… » – « Ah merde ! »
Champ de boue, encore. Et Trient, enfin. Alain et Patrick y sont. Changement de tenue, épisode 3. Triptyque « soupe-fromage-Snickers », épisode… 18 !
– « Il est dur, le final ? »
Silence.
– « Vous en avez pensez quoi, les gars ? »
Réponse de Guillaume : « perso, je n’ai pas aimé… »
– « La montée vers Catogne (km 143,8) ou celle de la Flégère (km 159,3) ? »
– « La première, ça va, elle se monte bien. L’autre… »

Ravitaillement de Trient. Encore deux ascensions au programme. Pour la petite anecdote : les mecs à gauche sur la photos sont finishers de la CCC…

Les piles de la frontale sont neuves, les cannes plus tout à fait. Rester au chaud, discuter de tout et de rien… Ne pas y penser, repartir, avancer. En finir avec ce chantier. Avec Jérém’ à mes côtés. Juste quelques mètres. Jusqu’au pied de la montée. Il me raconte l’envers du décor : D’Haene, la nuit au parking, la sieste d’une heure qui les a plombés dans l’optique de m’assister à Champex, Jornet, la fin de course de Benjamin, le froid glacial, l’aventure à distance de Micka. Je l’écoute, l’interroge. Il fait chemin inverse. Le temps passe vite. Sommet en vue. Encore deux descentes et une montée. Et Jérém’ est déjà là, en bas, au bout du chemin, à Vallorcine (km 149,2)
Seulement, cette fois, pour la première fois de l’UTMB peut-être, les forces me manquent. Vraiment.
– « Il y a un groupe d’une dizaine de mecs à cinq minutes ! Si tu veux, tu fais un ravito express et tu repars avec eux. »
– « Ca commence à être dur… »

Le no man’s land de la Flégère

Une petite blague par-ci, une question ou deux par-là. Ou l’art de faire bonne figure alors que la fatigue s’empare de votre corps et embrume votre esprit. Ne pas y penser, repartir, avancer. En finir avec ce chantier. Avec Max’ à mes côtés, au début de ce faux-plat vers le col des Montets. Seulement, cette fois, très peu d’échanges. Plus la force. Il me rappelle le 85 km du Mont-Blanc, en juin dernier, me décrit les coulisses, lui aussi. Je ne sais plus, en fait. Je réponds par oui, par non. Vidé. Les gars m’ont parlé d’un possible top 300, avant de me quitter. Le fait d’y penser m’agace. Par peur de ne pas avoir les ressources nécessaires pour l’intégrer, peut-être. Dur. Le genou droit grince, les pierriers s’enchaînent. « Mais quel bordel, putain de merde ! » L’enfer. L’enfer, oui, enfin presque, jusqu’à ce « no man’s land » de La Flégère, symbole d’une délivrance à venir.

– « Vous comptez mettre votre sur-pantalon à la sortie du ravitaillement ? »
– « Non, pas forcément. »
– « C’est une obligation. Là-haut, vous allez ramasser… »
C’était au kilomètre 95,3. Prévenant, comme tous, ce bénévole d’Arnouvaz avait dit ça pour notre bien, dans l’espoir qu’un maximum de monde puisse goûter au bonheur de passer sous l’arche d’arrivée de l’UTMB. Le mien fut simple. A 4h22 du matin. A peine quelques applaudissements, mais des potes aux gestes justes, aux mots attendrissants. N’est-ce pas cela le plus important.

Benoît

Encore quelques mètres avant la délivrance, sous l’arche d’arrivée de l’UTMB

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